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La Rose dans la vallée

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29 août 2022

Jon Erickson: «Le PIB ne dit rien du coût environnemental ou humain de chaque point de croissance»

Joe Biden a lancé mi-août un chantier de rénovation des outils statistiques afin d’évaluer si les Etats-Unis sont entrés en récession. Selon l’économiste de l’université du Vermont, c’est en fait le cas depuis les années 70. Car le produit intérieur brut ne prend pas en compte les crises actuelles et ne permet pas de mesurer le progrès réel.

par Julien Gester, correspondant à New York

publié le 28 août 2022 à 17h02

Alimentée par des indices économiques contraires et des hectolitres de mauvaise foi républicaine, la controverse n’aura pas désenflé de l’été américain : «Est-ce que oui ou non, à la fin, le pays du président Joe Biden est entré en récession ? Et si non, est-ce qu’il ne serait pas en train d’y foncer tout droit – pour s’y engouffrer quel jour de la semaine s’il vous plaît ?» A cette dispute stérile, l’économiste Jon Erickson oppose un tout autre récit des Etats-Unis, moins partisan mais non moins alarmant : ces pentes tant redoutées de la récession, la première puissance mondiale s’y serait engagée dès les années 70, pour ne plus les quitter depuis.

Cela du moins si l’on considère les choses au prisme du bien-être humain et de ses intérêts non monétaires, quantifiés par un «indicateur du progrès réel» (GPI pour Genuine Progress Indicator, en version originale) autour duquel s’articulent les travaux de ce professeur de l’Université du Vermont. Une unité de mesure alternative, «forcément imparfaite» mais bien plus à même, selon lui, de quantifier les bienfaits et ravages des orientations économiques que ne le sont tous les bouliers réunis du département du Commerce, de la FED et de Wall Street, par trop rivés à ce «fétichisme du PIB» dénoncé de longue date par le Nobel Joseph Stiglitz.

C’est là l’une des thèses défendues par Erickson dans un très stimulant essai à paraître cet automne dans les librairies américaines (The Progress Illusion) :que l’Amérique et ses suiveurs n’ont cessé depuis des décennies de creuser sur tous les fronts une incommensurable dette maquillée en profits. Et c’est aussi l’une des perspectives esquissées le 18 août par l’administration Biden, lorsqu’elle annonça vouloir engager enfin, en coopération avec des partenaires internationaux, un chantier de rénovation de ses outils statistiques, afin d’éclairer désormais ses «décisions environnementalo-économiques» enenvisageant les réalités complexes «du monde naturel» comme celles d’un capital guetté par l’épuisement.

Que reproche-t-on au PIB comme outil de mesure de la santé d’une économie ?

Pour sortir les économies américaines, françaises, britanniques, etc. de la Grande Dépression des années 30, il avait fallu se doter de nouveaux outils statistiques permettant de comprendre si les politiques économiques fonctionnaient ou pas. D’où l’invention du «PIB» [en 1934],à ce moment très opportun, pour mesurer la taille d’une économie, sa croissance ou sa contraction. Non seulement il répondait à un réel besoin, mais il fournissait aussi un suivi très précis à l’objet du capitalisme : l’accumulation de richesses.

En revanche, il ne permet pas de comprendre la distribution de cette accumulation, ni celle de ses avantages et de ses inconvénients. A qui cette croissance profite-t-elle, et qui en pâtit ? Qu’est-ce que les gains de certains supposent d’exploitation des autres, ou de dégradation des ressources communes, des forêts, des sols, des océans ? Quel est le coût environnemental ou humain de chaque point de croissance et ses bénéfices supposés dans un pays pollué, où les acquis sociaux sont quasi inexistants ? Le calcul du PIB ne dit rien de tout cela. Sa longévité, et son incroyable success story, qui l’a conduit à être adopté par tous les pays du monde comme standard de comptabilité macroéconomique, tiennent surtout à son parfait alignement sur les intérêts des pouvoirs capitalistes.

A quand remonte la quête d’une alternative à sa suprématie ?

Dès son invention, celui-ci a été remis en question, y compris par son créateur, Simon Kuznets, qui a toujours averti qu’il s’agissait là d’une mesure de l’activité du marché mais en aucun cas du bien-être de la société. Il y a donc une longue histoire d’indicateurs macroéconomiques alternatifs, qui débute dès les années 40, et chaque grande crise a conduit à interroger la possibilité d’autres voies, comme en 2009.

Vous vous rappelez peut-être qu’alors, le président Nicolas Sarkozy, lors d’un sommet du G20, avait appelé à «une révolution» qui conduise à dépasser la vérité du seul PIB. Il s’appuyait sur un rapport commandé notamment aux prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Leur démonstration disait implacablement qu’on ne peut négliger plus longtemps les coûts sociaux et environnementaux de la croissance ni quelles pressions celle-ci exerce, en particulier sur les systèmes démocratiques.

D’où vient le fameux «GPI» sur lequel se fondent vos travaux en la matière ?

Il trouve son origine dans une idée développée par [l’économiste] Herman Daly et [le philosophe] John B. Cobb dans l’annexe d’un livre de 1989 (For the Common Good, non traduit) : sous l’intitulé bancal d’«Index du bien-être économique durable», ils se livraient à un exercice où ils additionnaient les données qui contribuent au bien-être, soustrayaient celles qui y nuisent et s’efforçaient de prendre en compte la répartition des bénéfices et des coûts dans une économie en croissance.

Cette expérience a inspiré des années plus tard la naissance du «GPI» et, depuis, des études à cette aune ont été menées dans une vingtaine de pays et sur les cinquante Etats américains. Il figure même désormais dans la loi du Vermont, à titre d’indicateur alternatif au PIB, où il est régulièrement actualisé par notre université et a vocation à influer sur les politiques publiques. D’autres Etats envisagent aujourd’hui d’inscrire le GPI dans leur législation, comme la Californie et l’Oregon.

Que révèlent les études conduites au prisme du GPI ?

Que nous nous trouvons, depuis la fin des années 70, dans une forme de récession continue sur le plan du progrès. Car les trajectoires des courbes de croissance économique et du progrès général se sont dissociées il y a longtemps : l’une monte, tandis que l’autre stagne. Les pays dits développés, comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la France, et ceux du G7 ou du G20, entretiennent cette idée que la croissance des revenus conduira à des standards de vie de plus en plus élevés.

Mais je pense que n’importe quelle personne ordinaire à qui vous poseriez la question vous dira que ça ne correspond pas à son expérience : on a vu l’économie croître, se remettre de crises, croître encore, sans en éprouver les bénéfices – nos conditions d’existence sont plus ou moins restées les mêmes, voire ont empiré. Quelques-uns concentrent les profits d’une économie en croissance alors que nous en partageons tous les coûts. C’était la question posée par un titre qui m’avait marqué, dans The Atlantic, au lendemain de la récession du début des années 90 : «Si le PIB augmente, pourquoi l’Amérique est-elle si diminuée ?»

Sur quels facteurs reposent ce décrochage entre la croissance économique et un progrès humain qui stagne, voire décline ?

L’économie du XXIe siècle n’est pas celle de nos grands-parents. Elle est mondialisée, beaucoup plus grande, et le monde est aussi beaucoup plus peuplé. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est la taille de la planète. Beaucoup de signes et de travaux scientifiques démontrent un peu plus chaque jour qu’un système en croissance à l’intérieur d’un système figé conduit à du déséquilibre et, in fine, à plus de coûts que de bénéfices. Le cadre de référence des «limites planétaires» conçu par le Stockholm Resilience Center expose bien que l’économie humaine actuelle a largement débordé les contours d’un écosystème sûr et durable.

Par ailleurs, la promesse d’une croissance du PIB mondial qui conduirait à terme à une convergence entre pays développés et en développement a fait long feu. Les premiers n’ont pas ralenti, les seconds ne les ont pas rattrapés, parce que ce n’est tout simplement pas comme ça que fonctionne le capitalisme, avec ses boucles de rétroaction positives qui, en l’absence de politiques régulatrices, rendent les riches plus riches et les pauvres plus pauvres.

Beaucoup de choses indiquent pourtant que cette économie en croissance a mis à mal nos santés et nos vies sociales, en termes de stress, d’obésité, de santé mentale ou d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, sous l’effet de ce tapis roulant où nous nous efforçons de courir sur place sans parvenir à suivre l’accélération du rythme. Et tout cela ne tient que sur le principe de donner juste assez de revenus à assez de gens pour qu’ils ne contestent pas ce système et ses éléments les plus privilégiés.

N’est-il pas trompeur de ne considérer le GPI qu’à l’échelle de tel ou tel territoire, sans considérer que son économie peut dépendre de dégâts causés ailleurs ? Et il paraît impensable d’établir les critères supposés universels du bien-être humain…

En effet, étant mondialisée, notre économie suppose non seulement un mouvement global de capitaux mais aussi une pollution intégrée à tous nos échanges. Lorsque les Etats-Unis affirment que leur PIB continue de croître alors que leurs émissions de gaz à effet de serre diminuent, ça n’est vrai que si l’on trace un cercle autour du pays en ignorant le reste du monde. Mais ça ne l’est plus du tout si l’on intègre les émissions découlant de notre commerce international, en particulier avec la Chine.

De la même manière que le PIB, inventé aux Etats-Unis, s’est propagé au monde entier via la Banque mondiale et les Nations unies, il faudrait donc que les pays s’emparent les uns après les autres de nouvelles formes de comptabilité, de sorte à diffuser et à instaurer un autre standard commun, plus équilibré, qui nous conduise à changer de système. Une dynamique existe, et il n’y a pas que le GPI.

Par exemple ?

Je pense au calcul de l’empreinte écologique – le plus juste, à vrai dire, pour mesurer l’impact de chacun à l’échelle des ressources mondiales. Ou encore l’index Gallup sur le bien-être, qui interroge depuis les années 60, aux Etats-Unis et dans le monde, à quel point les gens sont satisfaits de leur vie : là aussi, il y a eu un pic dans les années 70 et ça ne progresse plus depuis. Tous ces indicateurs, au regard de la finitude de notre planète, sont bien plus réalistes que l’idéologie d’une croissance infinie, mue par cette forme de mentalité colonisatrice qui projette toujours plus de choses à coloniser et à consommer dans l’horizon suivant, comme s’il y avait, au bout, une autre planète à suivre après la nôtre.

Où les lignes bougent-elles ?

Il y a çà et là des initiatives et des progrès, au niveau des Nations unies, ou dans des pays comme la Norvège, la Suède et la Finlande, qui «verdissent» leur calcul du PIB en reconnaissant qu’un gain de croissance reposant sur la destruction d’actifs ne peut pas être considéré comme une valorisation mais une dépréciation. Evidemment, le système actuel résiste, comme le système des années 20 voulait rejeter le PIB, révélateur des mirages sur lesquels reposait l’économie d’alors, où l’on rejetait toute approche macroéconomique pour s’en remettre à la seule échelle micro quand il s’agissait de surmonter les crises.

Jusque dans les années 40 et 50, le PIB a ainsi été largement controversé et débattu : on se demandait si ce n’était pas une conspiration, une manifestation du socialisme ou du communisme, un moyen pour le gouvernement d’agir sur l’économie plus qu’il ne le devrait. Aujourd’hui, c’est devenu comme une seconde nature, fondue dans le capitalisme, avec sa dépendance à la croissance perpétuelle, qui nous conduit au désastre. C’est pour ça qu’au fond, l’enjeu, par-delà les indicateurs retenus pour faire évoluer la conversation, consiste bien à changer de système pour un autre, plus juste et plus durable.

Quelles alternatives, selon vous ?

C’est tout l’enjeu de nos travaux avec mes collègues du Vermont, il y a énormément d’idées qui circulent et de politiques possibles. Par exemple sur une fiscalité plus favorable aux revenus du travail que du capital ; la dissuasion fiscale de l’exploitation intensive des ressources ; une juste circulation des revenus au sein des économies locales ; le partage et la gouvernance démocratiques des équipements ainsi que des biens communs que sont l’eau, l’air, la terre…

Il ne s’agit cependant ni de nier que l’économie bénéficie au bien-être jusqu’à un certain point ni de rompre d’un coup avec la croissance – ce qui conduirait aussi au désastre. Mais de redimensionner l’économie en douceur et à dessein. Qu’avons-nous appris de la pandémie, des failles et des dépendances qu’elle a exposées ? Que des communautés qui disposent de réseaux non marchands, de formes non marchandes de revenus, avec des économies du soin, du faire, du don ont été les plus à même de résister à la tourmente.

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14 juin 2022

Résultats 1er tour élections Législatives juin 2022 #circo9504

Karine LACOUTURE

NUPES - Nouvelle union populaire écologique et sociale

30.67 %

10 984 votes

Naïma MOUTCHOU

ENS- Ensemble ! (Majorité présidentielle)

29.03 %

10 397 votes

7 juin 2022

Non, Emmanuel Macron, il n’y a pas d’«humiliation de la Russie», il n’y a que des morts inutiles

Les propos du Président dans la presse régionale, préconisant d’éviter une «humiliation de la Russie», sidèrent au regard de la réalité d’un Vladimir Poutine semant la désolation en Ukraine et causant le malheur des deux peuples.

par Sonia Delesalle-Stolper

publié le 5 juin 2022 à 14h42

Quelle est cette obsession d’Emmanuel Macron ? Sur le risque d’une «humiliation de la Russie» ? Pourquoi cette lourde, trop lourde, insistance ? Dans une interview fleuve à la presse régionale pour ce long week-end férié, le président français a jugé bon de réitérer cette crainte, tout en parlant d’«erreur stratégique» de Vladimir Poutine.

Il n’y a pas d’«erreur stratégique». Il y a des morts inutiles, tous les jours, côté ukrainien et côté russe. Il y a des destructions incessantes. Il y a la volonté assumée, depuis des années, d’annexer un pays frère indépendant, d’en gommer l’identité, d’en éliminer les ressortissants. Il n’y a pas d’humiliation. Il y a des tués. Tous les jours, toutes les heures. Depuis 102 jours. Des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes et des enfants.

Le président Macron, adepte des gestes forts, si attaché aux symboles, n’a toujours pas daigné montrer son nez à Kyiv. Il est l’un des rares dirigeants européens à ne pas s’être déplacé en Ukraine. Sa toute nouvelle ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a semble-t-il pris la mesure de ce manque et s’est rendue dans la capitale ukrainienne à peine nommée. Histoire de resserrer les liens, de répéter la solidarité et renforcer l’aide de la France à l’Ukraine. Le geste était significatif, il a été apprécié à Kyiv.

Mais Emmanuel Macron préfère rester à Paris. En revanche, sur Twitter et dans des trailers dignes de la pire production Netflix, il se montre volontiers, bronzé et en bras de chemise, l’air pénétré du leader en proie à de terribles atermoiements, la main pressée sur son front si plein, le sourcil froncé face à la gravité du moment. Mais il n’y a pas d’atermoiements. Après Boutcha ? Après Borodyanka ? Marioupol ? Kharkiv ? Kherson ? Sievierodonetsk ?

Il n’y a pas d’humiliation. Il y a un Vladimir Poutine qui se fiche d’Emmanuel Macron. Qui se fiche de tout et de tous, des remontrances comme des discussions diplomatiques. Et ce depuis des années. Humiliation ou pas, le dirigeant russe poursuit son objectif. Tuer, éliminer, asservir, annexer. Il a d’ores et déjà propagé une telle haine entre Ukrainiens et Russes qu’il faudra des années, peut-être des générations, pour espérer réparer cette blessure. Il tue les Ukrainiens et il tue son peuple, les Russes, en les utilisant comme chair à canons mais aussi en les isolant, en les appauvrissant, en les privant d’un avenir libre et pacifique. Il n’y a pas d’humiliation pour un homme qui, depuis vingt ans, entraîne son pays dans des guerres sanglantes. Qui empoisonne ses ennemis, sans le moindre scrupule, la moindre crainte d’humilier les pays sur le sol desquels ses agents dispensent tranquillement leur sale boulot.

Pourquoi cette insistance du président français ? A quoi sert-elle ? A ménager l’allié allemand, lui aussi empêtré dans ses contradictions héritées d’années de complaisance vis-à-vis du pouvoir russe ? Oui, si cette guerre se termine un jour, il faudra trouver comment reconstruire la paix. Mais on en est encore très loin. En attendant, Poutine a encore proféré dimanche des menaces, encore envoyé des bombes, encore tué.

Avec ses propos, Emmanuel Macron, président européen, passionné par le renforcement de l’Union, provoque une division de plus en plus marquée, en s’attirant les foudres des Européens de l’Est qui, eux, ont vécu sous le joug soviétique, qui ont connu dans leur chair l’écrasement des libertés. Certains parlent de propos destinés à une audience domestique, en lien avec les élections législatives. Si c’est le cas, c’est encore pire. Et c’est raté, tant ces mots ont une résonance à l’étranger, et pas seulement en Ukraine.

A force de vouloir ménager la chèvre et le chou, à force d’espérer être le «sauveur», le «rassembleur», celui qui aura réussi à faire plier Poutine, Emmanuel Macron s’enfonce. Comme l’a dit le ministre ukrainien des Affaires étrangères, l’humiliation n’est pas du côté russe.

 

26 mai 2022

Stefano Boni: «Nous devons nous libérer d’une société qui nous offre richesse, aisance et confort»

L’anthropologue explique notre passivité face à l’urgence climatique et sociale par notre dépendance au confort, qui conditionne désormais notre rapport au monde et nous rend finalement plus vulnérables.

par Nicolas Celnik

Pourquoi, alors que nous connaissons désormais parfaitement les risques imminents du changement climatique, nous est-il si difficile de changer nos habitudes de vie ? Parce que nous sommes devenus des «Homo confort», répond Stefano Boni, professeur d’anthropologie culturelle à l’université de Modène dans son livre Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes (L’Echappée, 2022). Selon lui, la frange la plus aisée des pays les plus riches mène aujourd’hui des vies confortables, qui lui épargnent autant que possible la fatigue, la douleur et l’incertitude. Pour l’anthropologue, c’est notre dépendance à ce confort qui rend impossible de révolutionner le système.Mais derrière ces objets technologiques qui nous épargnent des petites fatigues quotidiennes se cachent des conséquences désastreuses en termes d’inégalités sociales et d’exploitation de l’environnement.

Alors qu’un ménage sur cinq souffre de précarité énergétique rien qu’en France, n’est-ce pas provocant de dire que nous menons des vies trop «confortables» (1) ?

Le problème, ce n’est pas que nous vivons des vies «confortables», mais que ce confort, dont seule une partie limitée de la population mondiale profite réellement, engendre une série de conséquences désastreuses pour la société et l’environnement, que nous n’associons jamais directement au confort. La société d’«Homo confort» a délégué à la technologie toutes sortes de tâches fatigantes ou contraignantes qui conditionnaient auparavant notre rapport au monde. Une vie confortable, c’est une vie dans laquelle vous ne vous fatiguez plus – à moins de payer l’accès à une salle de sport pour transpirer un peu. Une autre conséquence me semble particulièrement d’actualité à l’heure de la guerre en Ukraine : pour être en mesure de nous vendre des produits qui assurent toujours plus de confort, nos sociétés sont devenues incapables de produire leur propre subsistance. Nos besoins les plus rudimentaires ne sont plus satisfaits par notre contexte social immédiat, mais par des multinationales, ce qui nourrit un profond sentiment de vulnérabilité. Au point qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus séduits par le confort, mais dépendants de lui.

Pourtant, plus nous vivons des existences confortables, plus nous avons l’impression qu’elles sont inconfortables. Pourquoi ?

Il y a deux raisons à cela. D’abord, les acteurs économiques ont un intérêt commercial à créer un sentiment d’inconfort : cela leur permet de nous vendre des objets qui sont présentés comme les moyens de combler ce manque. D’autant plus que la nouvelle génération d’objets visant à alléger nos peines, comme les objets connectés qui nous épargnent le besoin de regarder à l’intérieur du frigidaire pour savoir s’il est plein ou vide, nourrissent un marché des données dont nous sommes les producteurs. L’autre raison, c’est que nous demandons du confort parce que cela semble rendre nos vies moins problématiques. Or, le confort n’est pas l’absence de difficulté ou de danger. Nous oublions le nombre de problèmes que nous créent les artefacts du confort, qu’il s’agisse de pollution, de dépendance, de perte des savoirs… Le sociologue marxiste Herbert Marcuse, qui apercevait les premières heures d’Homo confort dans les années 70, estimait à ce sujet que nous nous trouvions face à une situation sans précédent : nous devons nous libérer d’une société qui nous offre en apparence richesse, aisance et confort.

Selon vous, l’habitude que nous avons du confort va de pair avec notre crainte de l’incertitude. En quoi est-ce dangereux ?

Les produits hyper technologiques nous donnent le sentiment, l’illusion, de pouvoir tout contrôler, et donc tout prévoir. Vous pouvez conduire une voiture qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il fasse beau, et cela ne fait pas vraiment de différence pour vous. En conséquence, nos vies deviennent de plus en plus «sous contrôle», prévisibles, et on a aujourd’hui peur de la moindre incertitude parce que nous ne sommes pas habitués à y être confrontés. Pourtant, la nature n’est pas prévisible : il faut donc pouvoir s’entraîner à réagir aux événements naturels imprévus. Cette incapacité à réagir peut avoir de sérieuses conséquences : quand nous sommes confrontés à une situation imprévue, notre premier réflexe est de nous tourner vers notre système technologique et de lui demander : «Allez, vas-y, sauve-nous !» Or, à force de déléguer notre sécurité aux systèmes technologiques, nous avons perdu le réflexe de nous tourner vers d’autres êtres humains pour coopérer et surmonter le danger.

Pourquoi, selon vous, le confort est-il responsable de notre indifférence à la crise écologique ?

La plupart d’entre nous avons de la nature une image faussée. Nous sommes attirés par les paysages domestiqués des sites touristiques, ou par la garantie «d’authenticité» de certains produits locaux. Une nature à laquelle nous avons accès sans effort, sans risque d’imprévu, sans fatigue. Cette expérience de la nature n’est pas négative en soi, mais il faut simplement garder en tête que ce n’est pas celle grâce à laquelle nous pourrons construire une relation profonde avec ce qui nous entoure. C’est parce que nous avons perdu notre relation holistique et sensorielle à la nature, que nous ne mesurons pas l’ampleur des changements radicaux qui ont eu lieu dans notre environnement ces dernières décennies. Nous avons une compréhension iconique de la pollution et des désastres environnementaux : nous les voyons comme des images, terribles, certes, mais tant que nous n’en faisons pas l’expérience directe, elles ne nous affectent pas assez pour déclencher une réaction à la hauteur de l’enjeu.

Vous proposez de «limiter le confort». Comment faire ?

Il faudrait reconsidérer le confort en mesurant les dégâts qu’il provoque sur l’homme et sur son environnement. Et il y a plein de manières de le limiter : arrêter de consommer des produits industriels ; choisir un mode de vie, ou consacrer son temps libre, à des activités qui réactivent des compétences artisanales ; se déplacer à vélo plutôt qu’en voiture, etc. Au-delà de ces exemples, le plus important est de se demander : «Est-ce que cet objet technologique que j’utilise me rend service, ou gaspille-t-il mon énergie et celle de la société ?» Il faut arrêter de s’émerveiller en se disant : «Oh, regarde tout ce que je peux faire avec mon smartphone !» Bien sûr qu’il peut faire plein de trucs. Mais est-ce vraiment de ça dont on a besoin aujourd’hui ?

Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, de Stefano Boni, éd. L’Echappée, 256 pages, 19 €.
(1) «Est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat».

 

 

21 mai 2022

Pourquoi le déni écologique persiste-t-il?

*Se soucier de l’avenir de la planète oblige à se décentrer de soi, à adopter un point de vue cosmopolitique et à se défaire de l’illusion qu’on maîtrise sa vie personnelle.

par Hélène L’Heuillet, Psychanalyste et professeure de philosophie à l’université Paris-Sorbonne

publié le 20 mai 2022 à 6h50

Les commentaires de la campagne pour l’élection présidentielle d’avril dernier ont unanimement remarqué l’absence de la thématique écologique pendant les débats, et pas seulement durant le dernier d’entre eux. Si, d’ordinaire, c’est par prétérition qu’on annonce ne pas parler d’un sujet – pour mieux se concentrer sur celui-ci –, l’inverse se produisit en l’occurrence. L’absence de l’écologie a été simultanément notée et confirmée. Certes, l’inquiétude conjointe suscitée par la guerre en Ukraine et la montée de l’extrême droite constituent des éléments d’explication plausibles de cette lacune. Néanmoins, on peut aussi y discerner le symptôme plus profond de la difficulté structurelle du souci écologique à s’insérer dans des modes de vie incompatibles avec celui-ci. Si c’est le cas, il est possible d’en concevoir des raisons de désespérer, mais aussi d’espérer. Car cerner la résistance à la cause écologique, c’est ouvrir la voie à une sortie du refoulement dans laquelle elle est tenue.

Le déni écologique peut d’abord sembler la version contemporaine du clivage de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. Le souci écologique déclenche la même réticence que toutes les pensées et actions qui obligent à se décentrer de soi, à adopter un point de vue cosmopolitique et à se déprendre de l’illusion de maîtrise de sa vie personnelle. Contrairement à ce que notre myopie nous porte à croire, le proche n’est pas doté d’un coefficient de réalité plus grand que le lointain, et le local ne s’oppose pas au global. Que serait notre vie ordinaire sans les discours, les symboles, les institutions les cultures qui ne dépendent pas de nous mais nous font exister ? Les relations de voisinage elles-mêmes nous font remonter par transitivité à l’échelle du monde. Le petit morceau d’espace et de temps qui constitue le lot de chacun dépend donc notamment de l’état du globe terrestre qui nous sert de maison commune. Au-delà des intérêts de grands groupes industriels, le déni écologique prospère chez tous ceux qui, dans leur vie particulière, ne veulent rien savoir de ce qui n’est pas eux.

L’urgence met sous pression

Une telle impasse mentale est récente et pas si aisée à produire dans le psychisme humain. Personne ne peut se passer de symboliser le monde pour envisager sa place en celui-ci. Il suffit d’une crise personnelle pour se reposer «les grandes questions», comme on dit. Même les enfants les plus scotchés aux écrans restent de temps en temps métaphysiciens. La fermeture d’esprit responsable du déni écologique peut apparaître comme le résultat à la fois de notre rapport à la temporalité et de l’idéal de fonctionnalité comportementale qui régit nos modes de vie.

Le mode de temporalité qui domine à l’intérieur de nos sociétés contredit le souci écologique non seulement parce que le temps y détient le monopole de la contrainte psychique légitime, mais aussi parce qu’en parlant d’urgence écologique, on pense en homologie avec ce que l’on condamne. L’urgence met sous pression. On agit en urgence devant la violence et la mort. L’urgence s’adapte donc parfaitement à la destructivité soft du consumérisme. Elle nous grise, mais ne rend pas le monde habitable.

L’idéologie fonctionnelle nous prive aussi de notre horizon mental, en rendant attractif un mode de vie seulement machinal. Elle s’oppose à toute évaluation normative des attentes à l’égard de l’existence personnelle et collective. La seule norme comportementale devient, dans ce contexte, de «bien fonctionner». La marginalité n’est plus tant déviance que dysfonctionnement. Dans cette logique de problem solving, l’écologie n’est qu’un «problème à résoudre» ; et c’est précisément ce qui empêche sa résolution. Un monde habitable n’est pas un monde fonctionnel, mais un monde où la vie vaut la peine d’être vécue.

La problématique écologique repose sur un paradigme antinomique avec l’état d’urgence machinal. Mais instaurer une autre relation à la temporalité et vivre sur un autre mode que celui du fonctionnement correct implique de sortir de la culture de la consommation, qui avale tout – toutes choses qui semblent immuables. Mais que sait-on du changement ? Qu’il s’agisse des grands changements historiques, qui se produisent comme par surprise, comme la chute du mur de Berlin, ou des transformations progressives qui s’imposent de manière tout aussi inattendue, à l’instar de la disparation de la cigarette de l’espace public, il faut garder en tête que les possibilités de changement sont toujours plus grandes qu’on ne croît.

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18 mai 2022

Karine Lacouture, candidate NUPES aux élections Législatives juin 2022

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7 mai 2022

Maltraitances: à domicile, les personnes âgées trinquent a+ussi/

Alors qu’éclatait il y a quelques mois le scandale des mauvais traitements en Ehpad, l’enquête menée par «Libération» fait apparaître que les aînés qui restent chez eux sont eux aussi victimes d’abus. Pas assez nombreuses, les aides à domicile dénoncent un système défaillant et sous-financé.

par Chloé Rabs

publié le 5 mai 2022 à 21h11

A Billy-Montigny, dans le Pas-de-Calais, Béatrice oscille entre colère et compréhension. «C’est la sixième fois que l’aide à domicile de ma mère ne se présente pas, sans que je sois prévenue. Je sais bien qu’elles sont submergées et fatiguées mais comment on fait, nous ?» Sa mère, Maria, 88 ans, y fait appel depuis trois ans pour faire sa toilette et préparer ses repas. Mais tout est loin d’être parfait. «Ce matin encore, je me suis rendu compte qu’elle n’avait pas été lavée contrairement aux dires de l’aide, elle n’a pas dû avoir le temps. J’ai beau appeler le service, rien ne change, regrette-t-elle. Ils prennent beaucoup trop de nouveaux contrats alors qu’ils sont déjà en manque de personnel…»

Des personnes âgées pas levées, pas lavées, pas changées, mal nourries… Les situations décrites par les bénéficiaires d’aides à domicile ressemblent en tout point à la maltraitance dénoncée ces derniers mois dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui en accueillent aujourd’hui un peu plus d’une sur cinq. «Rien d’étonnant, à domicile ou en structure, c’est exactement la même chose, assure Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977, numéro national de lutte contre les maltraitances envers les personnes âgées. C’est le système qui est défaillant.» D’ici 2050, le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans aura triplé, pour atteindre 4,8 millions d’individus. Les personnes dépendantes seront, elles, deux fois plus nombreuses : il y en aura 40 000 supplémentaires par an à partir de 2030.

La gérontocroissance en plein boom

La très grande majorité des seniors vieillissent donc chez eux, faisant appel à des services d’aides et d’accompagnement à domicile (Saad) pour les aider au quotidien. «En 2015, 6 466 Saad déclaraient au moins une heure d’activité à destination des personnes âgées comme prestataire de services», détaille Amélie Carrère, économiste à l’Institut des politiques publiques et qui a fait sa thèse sur la prise en charge de la dépendance des personnes âgées. Ce secteur emploierait plus de 193 000 professionnels, majoritairement des femmes à temps partiel. Faute de chiffres officiels disponibles, elle a fait ses calculs : selon elle, 46,7 % des services sont des structures associatives, 38,5 % privées, et 10,8 % publiques. «Il y a surtout deux types de Saad, poursuit Amélie Carrère. Les tarifés, dont le prix des prestations auprès des bénéficiaires de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) est défini conjointement avec le département. Et les non tarifés, qui pratiquent le prix qu’ils souhaitent.» Mais il n’existe pas davantage de chiffrage disponible sur le nombre de services tarifés ou non, complexifiant un peu plus l’analyse de ce secteur.

Entre manque de personnel et manque de temps, les personnes âgées subissent de plein fouet les défaillances et les insuffisances de moyens de ces services. Sur les 30 000 appels reçus chaque année par le 3977, 75 % des faits signalés se déroulent à domicile. Pierre Czernichow l’assure : ce chiffre ne serait qu’une «goutte d’eau dans la mer», d’autant plus que lorsque la porte d’entrée est fermée, difficile de savoir ce qui se passe réellement à l’intérieur des maisons. Même si dans la majorité des abus (80 %), c’est la famille et l’entourage qui sont mis en cause, les professionnels apparaissent aussi comme maltraitants dans 20 % des situations. Le responsable du 3977 attribue ce service dégradé à «des responsabilités institutionnelles, parce que les professionnels ne sont pas en capacité de répondre aux besoins des personnes âgées», alors que la gérontocroissance – l’augmentation des effectifs de la population âgée – connaît un essor sans précédent.

Plannings surchargés, prestations expédiées

Un boom qui souligne les fractures structurelles avec les personnes chargées de répondre à ces besoins. Mathieu (1), auxiliaire de vie à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), en est bien conscient. Tous les jours, il jongle avec un planning surchargé. «Impossible d’être au bon endroit, au bon moment. Je donne le dernier petit-déjeuner à 10 heures et le premier repas à 10 h 15. Je fais mon travail quand j’ai le temps et pas quand la personne en a besoin.» Avec des prestations de 30 minutes, il n’a même pas le temps d’offrir une oreille attentive à ses bénéficiaires. «Lors de notre formation, on nous dit d’avoir une philosophie humaine, mais sur le terrain, c’est la logique de rentabilité qui prime : faire un maximum de choses en un minimum de temps. Ça devient comme à l’usine : ranger des boîtes dans un rayon de supermarché.»

Un «robot», c’est le terme qu’emploie Nathalie pour se décrire. Auxiliaire de vie pendant plus de vingt ans, la Nordiste a préféré arrêter de travailler à domicile et reprendre des études pour devenir aide-soignante en soins palliatifs. «Je ne supportais plus d’être maltraitante, confie-t-elle. La première chose que je faisais en arrivant chez un patient, avant même de dire bonjour, c’était de mettre la minuterie sur mon téléphone. On a tendance à oublier qu’on est face à des humains.» Un jour, alors qu’elle est employée par un Saad privé, une bénéficiaire s’étouffe en mangeant. Le temps de la sécuriser, elle est en retard pour son prochain rendez-vous. «Le bureau m’a engueulé et m’a demandé de me dépêcher pour bien pouvoir facturer la prochaine intervention…»

Epuisée par ces conditions de travail, elle bascule alors qu’elle s’occupe d’un bénéficiaire en fin de vie. «Je devais passer quatre fois par jour pour le change, mais je n’en faisais que deux. Je n’étais payée que pour quinze minutes alors que ça prenait plus de temps et j’étais toujours en retard. Il a eu des escarres assez dramatiques, et j’en étais responsable. Dix jours après, j’ai démissionné.» Depuis, elle a rejoint le collectif national «la Force invisible des aides à domicile», dont elle est aujourd’hui la responsable Hauts-de-France. Avec ses 6 000 collègues ralliés au mouvement, elle espère alerter sur les défaillances structurelles d’un secteur en pleine crise existentielle.

«Ils jouent au “Tetris” avec les plannings»

Maillon pourtant primordial de l’aide à domicile, c’est souvent la gestion qui fait défaut aux services. Responsable des plannings et les dossiers des bénéficiaires, le «bureau» est fortement pointé du doigt. «Le personnel est otage de la personne qui travaille au bureau : c’est elle qui détermine la qualité des soins. Mais quand le personnel n’est pas formé, c’est une catastrophe autant pour les bénéficiaires que pour les salariés», s’indigne Katia, ancienne responsable de secteur en Alsace à l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), un des plus anciens et importants réseaux d’association. Elle fustige la «maltraitance par incompétence» de ses collègues qui «jouent au Tetris avec les plannings» sans considérer les besoins du bénéficiaire. Elle raconte ainsi qu’un octogénaire a vu défiler chez lui dix-sept aides à domicile différentes en deux semaines. «Il m’a dit : “J’en ai marre de montrer mon cul à toute l’Alsace !”»

Loin des promesses d’une aide sur-mesure et attentive, le seul objectif semble trop souvent consister à remplir les plannings le plus possible pour faire du chiffre. Et alors que les arrêts de travail et les démissions s’accumulent, les contrats d’aide fleurissent. «Dans les plannings, on ne prend pas en compte les temps de trajet, grogne Katia. Les aides arrivent en retard, rognent sur les prestations, les bénéficiaires sont stressés, et ça ne peut pas bien se passer.» Et quand elle appelle la fédération régionale pour signaler qu’il lui manque du personnel pour s’occuper d’un bénéficiaire, on lui répond : «Vous envoyez personne et vous dites à la famille de se débrouiller.» Dégoûtée, elle a donc décidé de quitter la structure. «Pour eux, ce ne sont que des numéros, de simples comptes bancaires.» Contactée, Laurence Jacquon, directrice adjointe de l’ADMR, se dit «étonnée» de telles situations. Elle convient que les plannings évoluant tous les jours, quelques «couacs peuvent arriver» mais «assure faire au mieux pour répondre aux besoins des bénéficiaires». Elle soutient également que les temps de trajet sont systématiquement pris en compte dans les plannings.

Dans cette course à la productivité, des bénéficiaires sont même parfois oubliés, et disparaissent des plannings. C’est ce que dénonce Corinne (1), aide à domicile à l’ADMR de Lestrem, dans le Pas-de-Calais. «Un soir, on m’ajoute une prestation de dernière minute chez Thérèse, une dame atteinte de la maladie d’Alzheimer, raconte-t-elle. Quand j’ai poussé la porte, l’odeur m’a envahie. Thérèse était souillée de diarrhée et d’urine. En demandant des explications à ma direction, je me suis rendu compte qu’ils avaient oublié de lui envoyer quelqu’un dans la journée. Cette pauvre femme était seule depuis le matin, sans eau, sans nourriture, et sans possibilité d’aller aux toilettes.» Une maltraitance comme tant d’autres que Corinne pourrait citer à la pelle.

«Tous les jours, je me sens maltraitante»

Sarah, elle aussi auxiliaire de vie dans une ADMR, s’étend sur les dangers du manque de communication entre le personnel et le bureau. «On n’a aucun suivi sur nos dossiers, personne pour nous guider ou répondre à nos questions. On est lâchés dans la nature.» Avec le risque derrière, de mal faire : ne pas surveiller un problème de santé ou préparer un repas sans savoir que le bénéficiaire ne mange que des aliments mixés… «Quand on demande des précisions au bureau, ils nous répondent qu’ils ne peuvent pas connaître tous les dossiers. Tous les jours, je me sens maltraitante.» Laurence Jacquon admet que des oublis sont possibles, mais que ce situations, si elles se produisent, «doivent être marginales». Elle déplore d’ailleurs que, malgré plus de 170 000 salariés et bénévoles, il lui manque toujours 10 000 aides à domicile.

Ces conditions de travail et cette cadence infernale sont à l’origine d’une crise de vocation dans le secteur. Alors même que tous les services cherchent à embaucher, les intéressés se font timides. «On a organisé un job dating, personne n’est venu», illustre Juliette Coanet, auxiliaire de vie à Nantes. Selon un rapport sur le grand âge réalisé en 2019 par Dominique Libault, directeur de l’Ecole nationale supérieure de sécurité sociale de Saint-Etienne, et qui alerte sur la société de la longévité, 77 % des Saad rencontrent des difficultés à recruter. D’ici 2030, le besoin en personnel devrait s’accentuer davantage avec le vieillissement de la population : 224 000 postes d’aides à domicile resteraient non pourvus, selon une étude de la Dares publiée en mars 2022.

Une des solutions pour remonter la pente : augmenter les salaires «qui sont souvent au smic voire en dessous, souligne l’économiste Amélie Carrère. Le taux de pauvreté est d’ailleurs plus élevé pour ces métiers avec 17,5 % de ménages pauvres contre 6,5 % pour les autres salariés.» Une mesure pourtant impossible pour les Saad dont les tarifs sont fixés et financés par les conseils départementaux au titre de l’APA. «A Paris, on peut recevoir jusqu’à 22,70 euros pour une heure d’aide à domicile, détaille Florence Delobelle, directrice d’un SPASAD (service polyvalent d’aide et de soins à domicile)dans la capitale. Ce qui ne couvre que le temps de travail : pas le temps de trajet, les congés, les formations, ou les frais de structure.» Une heure de travail lui reviendrait, elle, à 31 euros, soit 8 euros de plus.

Tarifs insuffisants

Un constat que confirme le Haut Conseil de la famille de l’enfance et de l’âge (HCFEA) dans un rapport paru en avril 2020 : «Les statistiques connues, bien que partielles, montrent que beaucoup [des Saad tarifés] se voient appliquer des tarifs ne couvrant pas leur coût de production, avec des répercussions notables, et aujourd’hui bien documentées, sur les conditions de travail et la qualité de l’aide apportée aux usagers.» Ce déficit pousse ainsi les administrateurs de la structure associative de Florence Delobelle à lui demander de réduire les coûts de personnel, en poussant vers la sortie ses salariées anciennes et diplômées. «La maltraitance naît là. Le modèle n’est pas rentable et incite l’embauche des personnes non formées qui risquent de ne pas savoir répondre aux besoins des bénéficiaires.» Le HCFEA appelle ainsi à une revalorisation des tarifs, «indispensable pour permettre aux Saad de réaliser les prestations que l’on peut légitimement attendre d’eux».

Cette course à l’économie n’épargne évidemment pas les structures privées tarifées. Dafna Mouchenik, directrice de LogiVitae, service d’aide à domicile basé à Paris, dénonce elle aussi l’insuffisance des ressources accordées. «Une personne complètement alitée va, au mieux, avoir le droit à deux heures d’aide par jour financées par l’APA alors qu’il lui en faudrait au moins six. Et ce sont souvent des personnes plutôt pauvres, qui ne peuvent pas se permettre de rajouter des heures et de les payer de leur poche.» Elles le peuvent d’autant moins que, contrairement aux Ehpad, les «bénéficiaires» doivent souvent supporter toutes les dépenses matérielles. Avec des conséquences parfois très dures. «J’ai vu des gens nettoyer leurs protections et les faire sécher sur le radiateur parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’en acheter. Je suis obligée de faire appel aux dons et des fois, ce sont les auxiliaires de vie elles-mêmes, avec leur salaire de misère, qui leur en achètent», se désole Dafna Mouchenik, qui souhaiterait une prise en charge de ces fournitures par l’Assurance Maladie.

Des cas de maltraitances ignorés sur l’autel du chiffre

Cet objectif quasiment inaccessible de rentabilité pour les structures privées engendre des dérives et encourage certains services à tout faire pour garder leurs contrats. Quitte à mettre les usagers en danger. «Mon bénéficiaire battait sa femme, se rappelle Nathalie, alors employée par une franchise. Un lundi matin, je la retrouve ensanglantée, étendue sur le carrelage de la cuisine.» L’auxiliaire de vie contacte les pompiers, son employeur, et fait une fiche signalétique pour maltraitance… Une procédure justifiée qui lui sera pourtant reprochée par sa direction. «Pour eux, un dossier, c’est une facturation. J’y travaillais 120 heures par mois, soit 600 euros qu’ils ne voulaient pas perdre.»

Dans le Nord, Corinne a connu une situation semblable alors qu’elle travaillait pour une association locale. «La dame dont je m’occupais s’entendait très mal avec sa fille. Celle-ci m’a dit : “Si elle ne se laisse pas faire, tu la pousses ou tu la frappes.”» Choquée par de tels propos, elle prévient sa direction qui refuse d’intervenir mais la convoque. «Elle m’a signifié que si je continuais, j’allais perdre des bénéficiaires et donc de l’argent. Pour elle, la personne ne représentait rien. J’en ai fait une dépression», se remémore-t-elle difficilement. Aujourd’hui, elle envisage de démissionner.

Face à cette pression, les aides à domicile pourraient être tentées de ne pas dénoncer les situations de maltraitances, alors qu’elles sont en première ligne pour les détecter. «Il faut former les professionnels à repérer la maltraitance dès le début, et leur donner le temps d’en discuter, d’analyser et de trouver des solutions», insiste Pierre Czernichow, de la Fédération 3977. Dans cette lignée, le ministère de la Santé a commandé, en janvier 2021, une enquête nationale sur les maltraitances à domicile envers les personnes âgées et les adultes en situation de handicap.

La synthèse, pas encore rendue publique mais que Libération a pu consulter, révèle que tous les professionnels consultés ont été confrontés à au moins une situation de maltraitance. Dans la majorité des cas, ces violences sont commises par des proches aidants, dépassés par leur mission. Cependant, «ce sont les aides à domicile et les auxiliaires de vie qui ont le plus de mal à qualifier ces situations», estime l’étude. Les conditions de travail dégradées de ces professions ne seraient pas propices au repérage et au signalement : personnel peu qualifié, peu formé, et isolé. Et l’enquête de juger «primordiale» la revalorisation de ces métiers et le droit à la formation.

Des recommandations que soutient Véronique Godet, référente bientraitance à l’Adar 44, à Nantes. Elle rappelle d’ailleurs qu’une journée de sensibilisation au repérage de la maltraitance est obligatoire dans les six mois qui suivent l’embauche pour chaque aide à domicile, «même si tout le monde ne le fait pas». Pour renforcer cette formation plutôt légère, sa structure en propose une plus poussée de trois jours, mais seules trente aides à domicile y ont participé en 2021, regrette-t-elle. Véronique Godet appuie : «Il faut faire davantage pour lutter contre la maltraitance et imposer un référent bientraitance dans toutes les structures serait un bon commencement.» Des efforts qui resteront vains si elle ne parvient pas à dénicher les 250 aides qui lui manquent pour prendre soin de ses 14 000 bénéficiaires. Elle résume ainsi l’équation : «On doit recruter. Sans personnel, impossible d’assurer convenablement les plans d’aides et prendre soin de nos personnes âgées.»

(1) Tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

18 avril 2022

Synthèse résultats Présidentielles 2022 1er tour

 







LREM - Emmanuel MACRON RN - Marine LE PEN LFI - Jean-Luc MELENCHON
4ème Circonscription  





 
% % % ùm
EAUBONNE  
31,5% 13,5% 27,7%
ERMONT  
29,7% 13,7% 32,1%
FRANCONVILLE  
26,6% 17,3% 31,9%
MONTLIGNON  
32,1% 15,7% 17,0%
SAINT LEU LA FORET



32,2% 14,5% 24,5%
SAINT PRIX  
33,8% 17,4% 20,9%

   



4ème CIRCONSCRIPTION     30,0% 15,1% 28,6% =
16 avril 2022

En finir avec le psychodrame de la présidentielle

Notre régime présidentiel aboutit à une concentration des pouvoirs entre les mains d’une seule personne. Sans l’abandonner, des réformes sont envisageables pour mettre fin à cette spécificité française.

par Jean Quatremer, correspondant européen

publié le 15 avril 2022 à 15h14

Avec la qualification, pour la troisième fois depuis 2002, d’un leader d’extrême droite pour le second tour de la présidentielle, cette élection s’est transformée en un choix entre, non pas deux partis de gouvernement, mais entre deux régimes, l’un républicain, libéral et européen, l’autre autocratique, illibéral et nationaliste. La démocratie peut-elle ainsi être remise en cause sur un coup de dé tous les cinq ans en sachant qu’un jour où l’autre un ou une populiste d’extrême droite ou de gauche radicale finira par arriver au pouvoir, puisque c’est à cela que se réduit aujourd’hui l’opposition en France ?

Il s’agit d’une spécificité française, car dans les autres démocraties occidentales, il est rare qu’une élection emporte de telles conséquences, y compris lorsque des partis populistes accèdent au pouvoir, tout simplement parce qu’il s’agit de démocraties parlementaires dotées de contrepouvoirs solides et que le système électoral soit élimine les extrêmes (comme au Royaume-Uni) soit oblige les partis à s’allier entre eux et à trouver des compromis.

Royauté élective

En revanche, le régime présidentiel français, créé par la constitution de la Ve République, aboutit à une concentration des pouvoirs entre les mains d’une seule personne dont même le président américain ne pourrait rêver, puisque le président de la République française, politiquement irresponsable durant cinq ans, s’appuie sur une majorité qui lui doit tout à l’Assemblée nationale, le Sénat n’ayant (presque) aucun pouvoir. La crise du Covid-19 en a donné une illustration paroxystique puisque le chef de l’Etat a pu décider seul de suspendre ou de limiter la plupart des libertés fondamentales sans en référer à personne, la justice constitutionnelle et administrative ayant renoncé à exercer le moindre contrôle pour ne pas entraver l’action de l’exécutif au nom de «l’urgence sanitaire», en réalité un état d’exception qui tend à devenir la règle. Il est d’ailleurs symbolique que la campagne de 2022 se déroule, sans aucune raison objective, sous un régime d’état d’urgence, ce qui est sans précédent dans l’histoire de la République et sans équivalent en Occident.

Les travers de ce régime présidentiel ont été gravement accentués par le passage du septennat au quinquennat et surtout l’inversion du calendrier électoral. Le premier, voulu à la fois par Jacques Chirac et Lionel Jospin, a été créé à la suite du référendum de 2000 qui a vu une abstention massive (près de 70%) et un nombre record de bulletins blancs ou nuls (16%). Dans une démocratie fonctionnelle, la réforme aurait dû être abandonnée vu le peu d’adhésion populaire, ce qui n’a pas été le cas. Mais, plus grave, cette réforme a été suivie, en 2002, par l’inversion du calendrier électoral afin que les législatives succèdent à la présidentielle, ce qui fait dépendre les députés du président élu, et rendait ainsi difficile une absence de majorité (en 2017, les Français se sont d’ailleurs massivement abstenus alors qu’ils auraient pu obliger Emmanuel Macron à une cohabitation). Or, le septennat et le décrochage automatique des législatives qu’il implique, sauf dissolution anticipée, peuvent déboucher sur des périodes de cohabitation (François Mitterrand entre 1986 et 1988 puis entre 1993 et 1995, Jacques Chirac entre 1997 et 2002) qui évite cette concentration excessive des pouvoirs. A partir de 2002, on est donc passé d’un régime présidentiel à un régime hyperprésidentiel ou à une royauté élective qui laisse les mains libres au locataire de l’Elysée. Il est donc urgent de sortir de cette concentration des pouvoirs, seul moyen d’éviter des psychodrames à répétition.

Véritable contrepouvoir

Bien sûr, l’idéal serait de revenir à un régime parlementaire dans lequel le président inaugurerait les chrysanthèmes. Mais ne rêvons pas. Sans abandonner le régime présidentiel, plusieurs réformes sont envisageables. On pourrait, par exemple, inverser le calendrier électoral (ce qui nécessite une simple loi organique) afin que ce soit le président qui procède du Parlement et non l’inverse. Il serait imaginable d’aller plus loin en modifiant la Constitution afin de revenir au septennat, de supprimer la possibilité de dissoudre l’Assemblée et de donner au Parlement la maîtrise de son ordre du jour. Dans cette configuration, il serait logique que le Premier ministre, dans le cadre d’une Assemblée nationale qui deviendrait ainsi indépendante du chef de l’Etat, soit le chef des armées, sauf si on passe à un régime présidentiel à l’américaine qui permettrait de couper les liens entre les branches législative et exécutive. Il faudrait évidemment injecter une dose massive de proportionnelle afin d’éviter la domination d’un seul parti et que toutes les forces politiques soient représentées afin de les contraindre à faire des compromis.

Le pouvoir judiciaire devrait aussi être renforcé afin de créer un véritable contrepouvoir autonome. Ainsi, la procédure de nomination des membres du Conseil constitutionnel reviendrait in fine au seul Parlement sur proposition du chef de l’Etat. Cela éviterait qu’on y envoie des obligés qui n’ont guère de compétences juridiques… De même, le Conseil d’Etat, dont les membres sont en général passés ou vont passer par les cabinets ministériels, devrait être supprimé ou plutôt réduit à sa seule branche de conseil du gouvernement, le reste de ses compétences revenant au juge judiciaire, et, enfin, le parquet devenir totalement indépendant.

Avec ces réformes, la démocratie française retrouverait sa vigueur et surtout cela éviterait qu’un parti extrémiste dispose, à la suite d’un mouvement de mauvaise humeur du corps électoral, de l’ensemble des leviers du pouvoir. Si Emmanuel Macron est réélu, ce sera sa responsabilité historique d’empêcher que la France puisse un jour sombrer dans l’illibéralisme.

14 avril 2022

Second tour Macron-Le Pen: lettre ouverte à la jeunesse tentée par l’abstention

Pour le philosophe Marc Crépon, la démocratie ne consiste pas toujours à choisir le meilleur mais parfois d’éviter le pire. Après viendra le temps d’exprimer son opposition, sans concession.

par Marc Crépon, Philosophe

publié le 11 avril 2022 à 19h54

Beaucoup d’entre vous, déçus par le premier tour des élections, envisagent de bouder les urnes, le 24 avril prochain, convaincus que donner votre vote à Emmanuel Macron ou à Marine Le Pen revient au même. L’un et l’autre incarnent à vos yeux une politique désastreuse, qu’en aucun cas vous ne voudriez soutenir à l’avance ou cautionner par votre suffrage. Je comprends la colère qui vous anime, j’entends vos arguments et votre défiance à l’encontre d’un président dont, peut-être, comme moi et comme tant d’autres électeurs de gauche, vous avez contribué à l’élection, il y a cinq ans, pour faire à nouveau barrage à l’extrême droite.

Vous avez le sentiment d’avoir été floués, trahis, et vous n’avez aucune difficulté à égrener vos griefs. Ils sont justifiés. Comme vous, j’ai présent à l’esprit les images qui n’ont fait, ces cinq dernières années, que brouiller les cartes ; je me souviens des conditions inhumaines du démantèlement des camps de migrants et avec lui du durcissement des conditions de leur non-accueil, j’ai en mémoire les violences policières qui ont réprimé le mouvement des gilets jaunes, je n’ai pas oublié l’arrogance, les marques de mépris, l’indifférence à la misère sociale qui auront levé tous les doutes, s’il y en avait, sur l’ancrage idéologique de sa pensée. Surtout, je me rappelle avoir, l’espace de quelques semaines à peine, imaginé et espéré que, peut-être, l’élection de ce nouveau président entraînerait une réelle modernisation de la démocratie, qu’elle consacrerait un exercice du pouvoir moins vertical… et combien cet espoir, vain et naïf, fut déçu. Vous vous dites, dès lors, que vous avez «déjà donné» et que vous n’allez pas vous «faire avoir» une deuxième fois.

Savoir discerner le risque de la catastrophe

Notre idéalisation de la démocratie voudrait que lorsque nous votons pour un candidat, nous soyons portés par le désir de le voir réaliser son programme et par le crédit minimal que nous apportons à sa capacité de donner à notre existence, individuelle et collective, ouverte sur l’avenir, un nouveau souffle. Nous aimerions accorder notre soutien à quelqu’un qui pourrait, à nouveau, nous faire rêver d’une nouvelle chance accordée à ceux et celles pour lesquels la politique semble n’avoir jamais d’yeux ni d’oreille : ses laissés-pour-compte, dont le malheur est le «reste muet». Ecrivant «nous», je songe plus particulièrement à tous ceux et celles d’entre vous, dont le choix se sera porté, au premier tour sur un candidat dit «de gauche», et que, une fois de plus, des divisions indignes ont privés de la possibilité de poursuivre leur rêve au second tour. Mais la démocratie ne consiste pas toujours, malheureusement, à choisir le meilleur. Elle est aussi parfois – et il serait redoutable de l’oublier – d’éviter le pire. Plus que jamais nous avons donc besoin d’exercer notre esprit critique, en nous souvenant que son éveil n’est peut-être jamais autant nécessaire que dans des circonstances dramatiques, quand celles-ci exigent de nous, avec une certaine urgence, de savoir discerner le risque de la catastrophe, avec son cortège d’injustices accrues.

Il me faut donc vous parler du pire qui pourrait venir, pour vous redonner le désir d’empêcher qu’il arrive. Choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen n’est pas choisir entre Charybde et Scylla, car leurs programmes, leurs pensées ne sont pas ancrées dans la même histoire, pas plus que leur analyse du présent et l’avenir qu’ils promettent ne sont les mêmes. La politique «identitaire» que projettent la présidente du Rassemblement national et ses partisans vindicatifs est animée d’un esprit de vengeance et d’un ressentiment contre le temps. Elle se nourrit du fantasme d’une «identité nationale» restaurée, au nom d’une vision de la France qui, parce qu’elle ne correspond à aucune réalité, ne pourra s’imposer autrement que par la violence. Quelle violence ? Celle de mesures discriminatoires, attentatoires aux droits et aux libertés, contraire aux valeurs et aux principes, sur lesquels tant bien que mal la République repose. Ne vous y trompez pas ! Gardez-vous d’imaginer que sa venue au pouvoir serait sans effet sur l’éducation, sur la culture, le monde associatif, sur leur soutien et leurs vecteurs : tous ces lieux, ces institutions, éducatives et culturelles, ces associations, les journaux, les radios, les programmes télévisuels qui permettent à chacun et chacune de vous d’inventer sa propre singularité. Cela arrivera, de façon brutale ou insidieuse. Cela s’est vu partout où, en Europe ou ailleurs, des partis politiques se réclamant de la même idéologie, ont entrepris de transformer et contrôler la société qu’ils gouvernent d’une main de fer.

Main de fer et mise au pas

Il faut vous représenter cette main de fer. Elle est sans commune mesure avec l’arrogance et la suffisance du pouvoir auxquelles vous êtes habitués. Vous percevez les mesures libérales du président sortant, sa politique sociale, son exercice du pouvoir comme une violence. Et vous avez de bons arguments pour étayer votre diagnostic intransigeant. Mais cette violence, de quelque façon qu’on l’analyse, n’est pas de même nature que cette mise au pas de la population, pleine de haine et de rancœur qui aura toujours constitué, dans l’histoire, l’apanage des régimes extrêmes, nostalgiques de la discipline, de l’ordre et d’une autorité prompte à réprimer et museler toute forme d’opposition et de contestation. Comment ? En grignotant, une à une, les libertés, en s’attaquant au pluralisme démocratique, en jouant des passions négatives qui divisent la société pour la fracturer, dresser les uns contre les autres, offrir en pâture à la population matraquée de ses slogans à l’emporte-pièce des boucs émissaires, que leur différence (de couleur de peau, d’origine, de religion, de mœurs, de culture, de pensée) suffira à désigner pour cible. Le Rassemblement national, si vous le laissiez prendre le pouvoir, n’aura pas de mal à le faire. Cela fait des décennies que son discours vindicatif s’y emploie, cela fait des décennies que ses dirigeants rêvent de mettre en actes, de traduire dans la réalité le poison que lentement mais sûrement leur rhétorique potentiellement meurtrière, leurs outrances et leurs provocations verbales ont distillé dans les veines de la société. Je ne vous donne pas de leçon… et vous n’avez pas à en recevoir. Vous savez tout cela aussi bien que moi, mais vous êtes en colère… et je ne voudrais pas que dans quelques semaines, quelques mois, vous vous réveilliez en vous disant : «C’est arrivé, on nous avait prévenus, nous le savions… et nous n’avons rien fait pour l’empêcher.»

Cette élection est triste, elle n’est plus ennuyeuse, parce que le risque est réel que son résultat tourne au cauchemar. Quel que soit le résultat du 24 avril, il ne vous rendra pas heureux. Vous n’aurez pas désiré ce qui arrivera. Vous serez, nous serons dans l’opposition, mais selon le nom qui sortira des urnes, la résistance ne sera pas la même. Il faut donc mettre les choses dans le bon ordre : éviter le pire tout d’abord, descendre dans la rue ensuite. Car il n’est pas vrai que le pouvoir ne lui appartient pas. Il est nécessaire qu’elle y prenne sa part. Et ce qu’il faudra faire savoir, rappeler au président sauvé de la défaite et de l’humiliation, c’est qu’il vous est redevable de cet évitement… et que vous n’entendez pas qu’il l’oublie sous prétexte que sa légitimité démocratique lui laisserait les mains libres pour vous faire avaler de nouvelles couleuvres. C’est alors que viendra le temps d’exprimer inlassablement votre refus sans concession. Il est vrai qu’on a pu parfois être tenté par le pire, en s’imaginant que le meilleur en sortirait, qu’il était, en d’autres termes, la condition d’un grand soir, dès lors qu’une fois arrivé, il unirait contre lui les forces du progrès. Mais ce n’est jamais ainsi que les choses se passent. Le pire est durable. Et, une fois qu’il est arrivé au pouvoir, il n’y a pas de moyen, pas de ruse ni de violence, de confiscation des libertés, qu’il ne se retienne de mettre à son service, pour s’y maintenir. La politique est un art de l’anticipation… et c’est maintenant qu’elle nous requiert.

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