Emmanuel Todd: «Face à une baisse massive du niveau de vie, la priorité est la réconciliation entre hommes et femmes»
L’historien démographe déplore le positionnement antagoniste des mouvements féministes, préjudiciable aux classes sociales les plus fragiles, selon lui. Une provocation parmi d’autres de son dernier essai.
par Cécile Daumas et Thibaut Sardier
Il aime les «blagues de chercheur», et ce n’est pas parce qu’il aborde, pour la première fois de sa vie à 70 ans, l’histoire des femmes, qu’il se censurerait. Avec Où en sont-elles ? (Seuil, 2022), le démographe et historien Emmanuel Todd pose quelques affirmations théoriques sur l’émancipation féminine qui vont en faire bondir plus d’une et un. Pour lui, le féminisme de ces dernières décennies a mal tourné, surtout depuis #MeToo.
En choisissant l’opposition systématique entre les sexes, les militantes féministes de la classe moyenne seraient incapables de penser des relations apaisées avec les hommes… alors que l’accès aux études, qui leur est assuré depuis bien longtemps, leur donne une place prépondérante dans la société. Pire : ces féministes «antagonistes» déstabiliseraient, selon lui, les classes les plus défavorisées de la société.
Comment le chercheur arrive-t-il à de telles conclusions ? Avec une méthode de recherche bien à lui, élaborée tout au long de sa carrière, à partir de l’étude des modèles familiaux. Cette méthode peut donner le meilleur. Il avait prédit la chute de l’URSS au milieu des années 70. Elle peut aussi donner du contestable. Son livre sur la mobilisation Charlie après les attentats de janvier 2015 avait choqué, renvoyant les manifestants à une forme d’automatisme de classe bourgeoise, voire d’islamophobie. Cette fois-ci, celui qui aime jouer les Cassandre – «je n’ai que des combats perdus», dit-il entre amusement et regret – veut mettre le monde en garde : la focalisation sur l’identité ne nous sauvera pas de la crise sociale et économique à venir.
La quatrième vague féministe marquée par le mouvement #MeToo est, selon vous, un «féminisme antagoniste», une violence entre les hommes et les femmes qui vous laisse perplexe…
Sans doute parce que je suis vieux et nostalgique ! J’ai 70 ans, et dans ma génération, les hommes et les femmes des classes moyennes étaient copains. Dans les années 70, j’étais aux premières loges de la deuxième vague, la révolution sexuelle : mon père dirigeait la rubrique «Notre époque» au Nouvel Observateur, qui a publié le Manifeste des 343 pour la liberté de l’avortement. Ma grand-mère maternelle, Henriette Nizan, l’avait signé. Mon arrière-grand-mère paternelle, qui a dirigé Vogue en Angleterre dans les années 20, était une homosexuelle sans complexe.
C’est donc impossible pour un type de ma génération et de mon milieu de ne pas voir comme un truc bizarre l’émergence de ce que j’appelle le «féminisme antagoniste». Le malentendu serait de croire que je suis contre l’émancipation des femmes. L’horrible vérité est que le débat idéologique sur le féminisme ne m’intéresse pas tellement au fond. On se marrait entre hommes et femmes dans les années 70 ! Je suis un enfant culturel du dessinateur Reiser.
On ne se marre plus aujourd’hui ?
Je suis désolé, quand vous voyez les murs de Paris couverts de messages dénonçant les féminicides, de descriptions d’hommes assassins…
Mais n’est-ce pas un acte militant ? Les activistes du MLF de votre époque n’étaient pas tendres non plus…
Le MLF, c’était rien, car le cœur de l’action était dans un monde anglo-américain dressé contre le patricentrisme protestant. En France, les rapports entre hommes et femmes sont, du point de vue de l’anthropologie historique, plutôt harmonieux, le modèle du couple y est assez égalitaire au cours de l’histoire. L’un des paradoxes de l’idéologie féministe antagoniste et des théories du genre qui y sont associées, c’est qu’elles ne s’inscrivent pas dans la réalité : on observe aujourd’hui une solidification du couple dans les classes moyennes bien éduquées, avec deux salaires.
Ces couples se remettent en position de solidarité, comme l’ont fait longtemps avant eux les chasseurs-cueilleurs pour assurer leur survie. Ils sont souvent «hypogames», c’est-à-dire que la femme est plus éduquée que le compagnon ou le mari (1). C’est dans ce milieu que sont devenues dominantes l’idéologie du genre et les valeurs féministes antagonistes.
Des valeurs féministes qui, selon vous, iraient à l’encontre des plus fragiles socialement. C’est une provocation, non ?
Au bas de l’échelle sociale, le grand nombre de familles monoparentales correspond à une instabilité concrète dans les rapports hommes-femmes. Le féminisme de ressentiment porté par les classes moyennes fait beaucoup de mal dans les milieux populaires. Il contribue à désorganiser la vie des familles, qui deviennent monoparentales, ces femmes qu’on a pu voir dans les rangs des gilets jaunes et qui ont le plus de difficultés matérielles. Quand on est en situation de survie, on a besoin de la solidarité du couple humain. Quand on travaille sur les chasseurs-cueilleurs, on comprend que le problème fondamental de l’humanité, ce n’est pas la domination masculine mais la survie.
C’est face aux choses vraiment difficiles – l’éducation des enfants, des problèmes de fric massifs, des problèmes de santé – que ce qu’il y a de plus beau, de plus humain dans les relations hommes-femmes peut sortir. Puisque la société s’avance vers une baisse du niveau de vie massive, la priorité, c’est la réconciliation entre hommes et femmes.
Ce féminisme antagoniste se trompe donc de lutte ? A vous entendre, l’émancipation serait déjà là ?
C’est de l’éducation que découle l’essentiel de l’émancipation des femmes car elle permet l’accès au marché du travail, au secteur tertiaire, etc. Or, le dépassement éducatif des hommes par les femmes est un phénomène déjà ancien qui remonte à la fin des années 60 en France. Cette explosion positive s’est déroulée facilement dans tout l’Occident car en dépit d’inégalités importantes sur le plan politique, les familles occidentales étaient assez égalitaires. C’est différent au cœur de l’Eurasie et en Afrique de l’Ouest, autour de ce que j’appelle «l’axe Pékin-Bagdad-Ouagadougou», où 6 000 ans d’histoire ont abaissé le statut des femmes.
S’il a été très facile de se débarrasser du patriarcat en Occident, c’est parce qu’il n’y a jamais vraiment existé ! La première partie du livre le démontre, en proposant une utilisation cartographique nouvelle de l’Atlas ethnographique de l’anthropologue George Peter Murdock. Nous avons mis en ligne les données anthropologiques et les cartes sur un site dont l’adresse est indiquée dans le livre. Le lecteur y trouvera s’il veut un instrument de recherche lui permettant de croiser les variables fondamentales sur les rôles masculins et féminins sur la planète. Sortir de l’idéologie est le but du livre. J’ai un chapitre qui s’appelle, je le reconnais avec une certaine malice de tradition marxiste, «Le genre : une idéologie petite-bourgeoise».
Donc les revendications des féministes actuelles ne seraient que des chouineries de petites-bourgeoises ?
Je ne pourrai jamais dire des choses comme ça. Je pense que ça fait partie du drame général que vivent nos sociétés. Le niveau de vie général y reste plus élevé qu’il n’a jamais été dans l’histoire. Mais avec l’effondrement industriel, la baisse du niveau de vie qui commence, on a des classes moyennes menacées. La représentation pessimiste des rapports hommes-femmes fait partie du pessimisme général des classes moyennes.
Si on essayait de négocier, à l’ancienne, dans mon monde où les hommes et les femmes étaient copains, on trouverait un accord ! On retrouverait une capacité d’action collective de la société qui aurait prise sur le système économique. Le véritable drame des services sociaux en France, c’est qu’ils sont en cours de destruction et de réduction par des énarques néolibéraux qui gèrent l’Etat mais qui n’ont plus de représentation de ce qu’est l’action collective.
Mais au fait, de quel sexe sont-ils généralement ces énarques néolibéraux ?
Si vous cherchez des choses désagréables dans mon livre sur un sexe quelconque, ça sera sur ces hommes-là, que je décris comme des «potiches masculines». Ceux qui occupent ces positions de pouvoir sont des parodies de porteurs du sentiment collectif. De plus, quand je parle de «matridominance» ou de «patridominance», je peux tout à fait penser à des hommes porteurs de valeurs «matridominantes», et inversement.
J’ai décidé de ne pas écrire son nom dans le bouquin (dont j’espère qu’il lui survivra) mais Macron serait le représentant idéal du couple hypogamique, par l’écart d’âge entre lui et son épouse. Autrefois, un candidat à la présidence de la République qu’on soupçonnait de ne pas avoir de maîtresse ne pouvait pas être élu en France. Mais ensuite, à partir de Sarkozy qui se fait jeter par sa femme, on a des présidents qui sont typiques d’une période anthropologique différente.
Justement qui pourrait être le prochain président ?
Qu’est-ce que j’en sais ! On n’est qu’à trois mois des élections, mais il va se passer des choses. On ne peut pas savoir comment va tourner la vague omicron, ou l’inflation, ni comment va tourner Macron qui s’agite vainement alors qu’il y aura peut-être bientôt une guerre entre la Russie et certains Occidentaux.
Après les gilets jaunes qui ont mis en évidence la baisse du niveau de vie de la population française ; après le Covid-19 qui a révélé que nous ne produisions pas les masques nécessaires et fait prendre conscience de l’état des hôpitaux, tout le monde devrait être en train de parler de réindustrialisation. Mais puisqu’on ne peut pas le faire sans sortir des contraintes européennes, on nous parle identité, sécurité, islamo-gauchisme. C’est une fuite hors de la réalité.
La crise sanitaire a-t-elle encore plus déstructuré une vie politique déjà en perte de repères ?
En France, nous avons subi l’épidémie juste après l’élection de Macron, qui a mis la France en folie avec les gilets jaunes. Nous avons vécu une période d’implosion de tout ce qui restait de structuration politique. Tout le monde est usé, y compris le gouvernement. Moi, je suis pour les vaccins et j’ai mes trois doses. Mais ce qui est vraiment frappant dans la situation actuelle, c’est qu’Emmanuel Macron n’a pas pris la seule décision qui s’imposait et qui a été prise par l’Italie : la vaccination obligatoire des plus de 50 ans. L’âge médian du corps électoral est supérieur à 50 ans : en ce moment, il s’agit pour lui de gagner les élections et non de résoudre les problèmes sanitaires de la France.
Vous croyez encore à une candidature de gauche qui pourrait rassembler (un peu) ?
Tout le monde est de droite maintenant ! C’est une rupture majeure. Auparavant, la politique française se structurait par l’affrontement entre élitisme et populisme. Tout le monde est populiste aujourd’hui : de droite, d’extrême droite ou de droite extrême. En défendant le concept de créolisation, Mélenchon a voulu jouer contre des concepts identitaires. Mais ce faisant, il s’est soumis aux catégories de l’identité. Je ne peux plus le considérer comme un homme de gauche. Hidalgo mène à Paris une politique anti-banlieusards. Taubira, je ne sais pas ce qu’elle représente. La fixation sur l’identité, la sécurité, les musulmans et tout à coup de nouveau le sanitaire… En fait, le pays est ivre. C’est maintenant que nous aurions besoin d’un président normal.
(1) Un couple hypogame, c’est quand une personne en couple est «plus» que son conjoint·e, soit par l’âge, soit par la richesse, soit par l’éducation.