Pourquoi le déni écologique persiste-t-il?
*Se soucier de l’avenir de la planète oblige à se décentrer de soi, à adopter un point de vue cosmopolitique et à se défaire de l’illusion qu’on maîtrise sa vie personnelle.
par Hélène L’Heuillet, Psychanalyste et professeure de philosophie à l’université Paris-Sorbonne
Les commentaires de la campagne pour l’élection présidentielle d’avril dernier ont unanimement remarqué l’absence de la thématique écologique pendant les débats, et pas seulement durant le dernier d’entre eux. Si, d’ordinaire, c’est par prétérition qu’on annonce ne pas parler d’un sujet – pour mieux se concentrer sur celui-ci –, l’inverse se produisit en l’occurrence. L’absence de l’écologie a été simultanément notée et confirmée. Certes, l’inquiétude conjointe suscitée par la guerre en Ukraine et la montée de l’extrême droite constituent des éléments d’explication plausibles de cette lacune. Néanmoins, on peut aussi y discerner le symptôme plus profond de la difficulté structurelle du souci écologique à s’insérer dans des modes de vie incompatibles avec celui-ci. Si c’est le cas, il est possible d’en concevoir des raisons de désespérer, mais aussi d’espérer. Car cerner la résistance à la cause écologique, c’est ouvrir la voie à une sortie du refoulement dans laquelle elle est tenue.
Le déni écologique peut d’abord sembler la version contemporaine du clivage de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. Le souci écologique déclenche la même réticence que toutes les pensées et actions qui obligent à se décentrer de soi, à adopter un point de vue cosmopolitique et à se déprendre de l’illusion de maîtrise de sa vie personnelle. Contrairement à ce que notre myopie nous porte à croire, le proche n’est pas doté d’un coefficient de réalité plus grand que le lointain, et le local ne s’oppose pas au global. Que serait notre vie ordinaire sans les discours, les symboles, les institutions les cultures qui ne dépendent pas de nous mais nous font exister ? Les relations de voisinage elles-mêmes nous font remonter par transitivité à l’échelle du monde. Le petit morceau d’espace et de temps qui constitue le lot de chacun dépend donc notamment de l’état du globe terrestre qui nous sert de maison commune. Au-delà des intérêts de grands groupes industriels, le déni écologique prospère chez tous ceux qui, dans leur vie particulière, ne veulent rien savoir de ce qui n’est pas eux.
L’urgence met sous pression
Une telle impasse mentale est récente et pas si aisée à produire dans le psychisme humain. Personne ne peut se passer de symboliser le monde pour envisager sa place en celui-ci. Il suffit d’une crise personnelle pour se reposer «les grandes questions», comme on dit. Même les enfants les plus scotchés aux écrans restent de temps en temps métaphysiciens. La fermeture d’esprit responsable du déni écologique peut apparaître comme le résultat à la fois de notre rapport à la temporalité et de l’idéal de fonctionnalité comportementale qui régit nos modes de vie.
Le mode de temporalité qui domine à l’intérieur de nos sociétés contredit le souci écologique non seulement parce que le temps y détient le monopole de la contrainte psychique légitime, mais aussi parce qu’en parlant d’urgence écologique, on pense en homologie avec ce que l’on condamne. L’urgence met sous pression. On agit en urgence devant la violence et la mort. L’urgence s’adapte donc parfaitement à la destructivité soft du consumérisme. Elle nous grise, mais ne rend pas le monde habitable.
L’idéologie fonctionnelle nous prive aussi de notre horizon mental, en rendant attractif un mode de vie seulement machinal. Elle s’oppose à toute évaluation normative des attentes à l’égard de l’existence personnelle et collective. La seule norme comportementale devient, dans ce contexte, de «bien fonctionner». La marginalité n’est plus tant déviance que dysfonctionnement. Dans cette logique de problem solving, l’écologie n’est qu’un «problème à résoudre» ; et c’est précisément ce qui empêche sa résolution. Un monde habitable n’est pas un monde fonctionnel, mais un monde où la vie vaut la peine d’être vécue.
La problématique écologique repose sur un paradigme antinomique avec l’état d’urgence machinal. Mais instaurer une autre relation à la temporalité et vivre sur un autre mode que celui du fonctionnement correct implique de sortir de la culture de la consommation, qui avale tout – toutes choses qui semblent immuables. Mais que sait-on du changement ? Qu’il s’agisse des grands changements historiques, qui se produisent comme par surprise, comme la chute du mur de Berlin, ou des transformations progressives qui s’imposent de manière tout aussi inattendue, à l’instar de la disparation de la cigarette de l’espace public, il faut garder en tête que les possibilités de changement sont toujours plus grandes qu’on ne croît.