Stefano Boni: «Nous devons nous libérer d’une société qui nous offre richesse, aisance et confort»
L’anthropologue explique notre passivité face à l’urgence climatique et sociale par notre dépendance au confort, qui conditionne désormais notre rapport au monde et nous rend finalement plus vulnérables.
par Nicolas Celnik
Pourquoi, alors que nous connaissons désormais parfaitement les risques imminents du changement climatique, nous est-il si difficile de changer nos habitudes de vie ? Parce que nous sommes devenus des «Homo confort», répond Stefano Boni, professeur d’anthropologie culturelle à l’université de Modène dans son livre Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes (L’Echappée, 2022). Selon lui, la frange la plus aisée des pays les plus riches mène aujourd’hui des vies confortables, qui lui épargnent autant que possible la fatigue, la douleur et l’incertitude. Pour l’anthropologue, c’est notre dépendance à ce confort qui rend impossible de révolutionner le système.Mais derrière ces objets technologiques qui nous épargnent des petites fatigues quotidiennes se cachent des conséquences désastreuses en termes d’inégalités sociales et d’exploitation de l’environnement.
Alors qu’un ménage sur cinq souffre de précarité énergétique rien qu’en France, n’est-ce pas provocant de dire que nous menons des vies trop «confortables» (1) ?
Le problème, ce n’est pas que nous vivons des vies «confortables», mais que ce confort, dont seule une partie limitée de la population mondiale profite réellement, engendre une série de conséquences désastreuses pour la société et l’environnement, que nous n’associons jamais directement au confort. La société d’«Homo confort» a délégué à la technologie toutes sortes de tâches fatigantes ou contraignantes qui conditionnaient auparavant notre rapport au monde. Une vie confortable, c’est une vie dans laquelle vous ne vous fatiguez plus – à moins de payer l’accès à une salle de sport pour transpirer un peu. Une autre conséquence me semble particulièrement d’actualité à l’heure de la guerre en Ukraine : pour être en mesure de nous vendre des produits qui assurent toujours plus de confort, nos sociétés sont devenues incapables de produire leur propre subsistance. Nos besoins les plus rudimentaires ne sont plus satisfaits par notre contexte social immédiat, mais par des multinationales, ce qui nourrit un profond sentiment de vulnérabilité. Au point qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus séduits par le confort, mais dépendants de lui.
Pourtant, plus nous vivons des existences confortables, plus nous avons l’impression qu’elles sont inconfortables. Pourquoi ?
Il y a deux raisons à cela. D’abord, les acteurs économiques ont un intérêt commercial à créer un sentiment d’inconfort : cela leur permet de nous vendre des objets qui sont présentés comme les moyens de combler ce manque. D’autant plus que la nouvelle génération d’objets visant à alléger nos peines, comme les objets connectés qui nous épargnent le besoin de regarder à l’intérieur du frigidaire pour savoir s’il est plein ou vide, nourrissent un marché des données dont nous sommes les producteurs. L’autre raison, c’est que nous demandons du confort parce que cela semble rendre nos vies moins problématiques. Or, le confort n’est pas l’absence de difficulté ou de danger. Nous oublions le nombre de problèmes que nous créent les artefacts du confort, qu’il s’agisse de pollution, de dépendance, de perte des savoirs… Le sociologue marxiste Herbert Marcuse, qui apercevait les premières heures d’Homo confort dans les années 70, estimait à ce sujet que nous nous trouvions face à une situation sans précédent : nous devons nous libérer d’une société qui nous offre en apparence richesse, aisance et confort.
Selon vous, l’habitude que nous avons du confort va de pair avec notre crainte de l’incertitude. En quoi est-ce dangereux ?
Les produits hyper technologiques nous donnent le sentiment, l’illusion, de pouvoir tout contrôler, et donc tout prévoir. Vous pouvez conduire une voiture qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il fasse beau, et cela ne fait pas vraiment de différence pour vous. En conséquence, nos vies deviennent de plus en plus «sous contrôle», prévisibles, et on a aujourd’hui peur de la moindre incertitude parce que nous ne sommes pas habitués à y être confrontés. Pourtant, la nature n’est pas prévisible : il faut donc pouvoir s’entraîner à réagir aux événements naturels imprévus. Cette incapacité à réagir peut avoir de sérieuses conséquences : quand nous sommes confrontés à une situation imprévue, notre premier réflexe est de nous tourner vers notre système technologique et de lui demander : «Allez, vas-y, sauve-nous !» Or, à force de déléguer notre sécurité aux systèmes technologiques, nous avons perdu le réflexe de nous tourner vers d’autres êtres humains pour coopérer et surmonter le danger.
Pourquoi, selon vous, le confort est-il responsable de notre indifférence à la crise écologique ?
La plupart d’entre nous avons de la nature une image faussée. Nous sommes attirés par les paysages domestiqués des sites touristiques, ou par la garantie «d’authenticité» de certains produits locaux. Une nature à laquelle nous avons accès sans effort, sans risque d’imprévu, sans fatigue. Cette expérience de la nature n’est pas négative en soi, mais il faut simplement garder en tête que ce n’est pas celle grâce à laquelle nous pourrons construire une relation profonde avec ce qui nous entoure. C’est parce que nous avons perdu notre relation holistique et sensorielle à la nature, que nous ne mesurons pas l’ampleur des changements radicaux qui ont eu lieu dans notre environnement ces dernières décennies. Nous avons une compréhension iconique de la pollution et des désastres environnementaux : nous les voyons comme des images, terribles, certes, mais tant que nous n’en faisons pas l’expérience directe, elles ne nous affectent pas assez pour déclencher une réaction à la hauteur de l’enjeu.
Vous proposez de «limiter le confort». Comment faire ?
Il faudrait reconsidérer le confort en mesurant les dégâts qu’il provoque sur l’homme et sur son environnement. Et il y a plein de manières de le limiter : arrêter de consommer des produits industriels ; choisir un mode de vie, ou consacrer son temps libre, à des activités qui réactivent des compétences artisanales ; se déplacer à vélo plutôt qu’en voiture, etc. Au-delà de ces exemples, le plus important est de se demander : «Est-ce que cet objet technologique que j’utilise me rend service, ou gaspille-t-il mon énergie et celle de la société ?» Il faut arrêter de s’émerveiller en se disant : «Oh, regarde tout ce que je peux faire avec mon smartphone !» Bien sûr qu’il peut faire plein de trucs. Mais est-ce vraiment de ça dont on a besoin aujourd’hui ?