Jon Erickson: «Le PIB ne dit rien du coût environnemental ou humain de chaque point de croissance»
Joe Biden a lancé mi-août un chantier de rénovation des outils statistiques afin d’évaluer si les Etats-Unis sont entrés en récession. Selon l’économiste de l’université du Vermont, c’est en fait le cas depuis les années 70. Car le produit intérieur brut ne prend pas en compte les crises actuelles et ne permet pas de mesurer le progrès réel.
par Julien Gester, correspondant à New York
Alimentée par des indices économiques contraires et des hectolitres de mauvaise foi républicaine, la controverse n’aura pas désenflé de l’été américain : «Est-ce que oui ou non, à la fin, le pays du président Joe Biden est entré en récession ? Et si non, est-ce qu’il ne serait pas en train d’y foncer tout droit – pour s’y engouffrer quel jour de la semaine s’il vous plaît ?» A cette dispute stérile, l’économiste Jon Erickson oppose un tout autre récit des Etats-Unis, moins partisan mais non moins alarmant : ces pentes tant redoutées de la récession, la première puissance mondiale s’y serait engagée dès les années 70, pour ne plus les quitter depuis.
Cela du moins si l’on considère les choses au prisme du bien-être humain et de ses intérêts non monétaires, quantifiés par un «indicateur du progrès réel» (GPI pour Genuine Progress Indicator, en version originale) autour duquel s’articulent les travaux de ce professeur de l’Université du Vermont. Une unité de mesure alternative, «forcément imparfaite» mais bien plus à même, selon lui, de quantifier les bienfaits et ravages des orientations économiques que ne le sont tous les bouliers réunis du département du Commerce, de la FED et de Wall Street, par trop rivés à ce «fétichisme du PIB» dénoncé de longue date par le Nobel Joseph Stiglitz.
C’est là l’une des thèses défendues par Erickson dans un très stimulant essai à paraître cet automne dans les librairies américaines (The Progress Illusion) :que l’Amérique et ses suiveurs n’ont cessé depuis des décennies de creuser sur tous les fronts une incommensurable dette maquillée en profits. Et c’est aussi l’une des perspectives esquissées le 18 août par l’administration Biden, lorsqu’elle annonça vouloir engager enfin, en coopération avec des partenaires internationaux, un chantier de rénovation de ses outils statistiques, afin d’éclairer désormais ses «décisions environnementalo-économiques» enenvisageant les réalités complexes «du monde naturel» comme celles d’un capital guetté par l’épuisement.
Que reproche-t-on au PIB comme outil de mesure de la santé d’une économie ?
Pour sortir les économies américaines, françaises, britanniques, etc. de la Grande Dépression des années 30, il avait fallu se doter de nouveaux outils statistiques permettant de comprendre si les politiques économiques fonctionnaient ou pas. D’où l’invention du «PIB» [en 1934],à ce moment très opportun, pour mesurer la taille d’une économie, sa croissance ou sa contraction. Non seulement il répondait à un réel besoin, mais il fournissait aussi un suivi très précis à l’objet du capitalisme : l’accumulation de richesses.
En revanche, il ne permet pas de comprendre la distribution de cette accumulation, ni celle de ses avantages et de ses inconvénients. A qui cette croissance profite-t-elle, et qui en pâtit ? Qu’est-ce que les gains de certains supposent d’exploitation des autres, ou de dégradation des ressources communes, des forêts, des sols, des océans ? Quel est le coût environnemental ou humain de chaque point de croissance et ses bénéfices supposés dans un pays pollué, où les acquis sociaux sont quasi inexistants ? Le calcul du PIB ne dit rien de tout cela. Sa longévité, et son incroyable success story, qui l’a conduit à être adopté par tous les pays du monde comme standard de comptabilité macroéconomique, tiennent surtout à son parfait alignement sur les intérêts des pouvoirs capitalistes.
A quand remonte la quête d’une alternative à sa suprématie ?
Dès son invention, celui-ci a été remis en question, y compris par son créateur, Simon Kuznets, qui a toujours averti qu’il s’agissait là d’une mesure de l’activité du marché mais en aucun cas du bien-être de la société. Il y a donc une longue histoire d’indicateurs macroéconomiques alternatifs, qui débute dès les années 40, et chaque grande crise a conduit à interroger la possibilité d’autres voies, comme en 2009.
Vous vous rappelez peut-être qu’alors, le président Nicolas Sarkozy, lors d’un sommet du G20, avait appelé à «une révolution» qui conduise à dépasser la vérité du seul PIB. Il s’appuyait sur un rapport commandé notamment aux prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Leur démonstration disait implacablement qu’on ne peut négliger plus longtemps les coûts sociaux et environnementaux de la croissance ni quelles pressions celle-ci exerce, en particulier sur les systèmes démocratiques.
D’où vient le fameux «GPI» sur lequel se fondent vos travaux en la matière ?
Il trouve son origine dans une idée développée par [l’économiste] Herman Daly et [le philosophe] John B. Cobb dans l’annexe d’un livre de 1989 (For the Common Good, non traduit) : sous l’intitulé bancal d’«Index du bien-être économique durable», ils se livraient à un exercice où ils additionnaient les données qui contribuent au bien-être, soustrayaient celles qui y nuisent et s’efforçaient de prendre en compte la répartition des bénéfices et des coûts dans une économie en croissance.
Cette expérience a inspiré des années plus tard la naissance du «GPI» et, depuis, des études à cette aune ont été menées dans une vingtaine de pays et sur les cinquante Etats américains. Il figure même désormais dans la loi du Vermont, à titre d’indicateur alternatif au PIB, où il est régulièrement actualisé par notre université et a vocation à influer sur les politiques publiques. D’autres Etats envisagent aujourd’hui d’inscrire le GPI dans leur législation, comme la Californie et l’Oregon.
Que révèlent les études conduites au prisme du GPI ?
Que nous nous trouvons, depuis la fin des années 70, dans une forme de récession continue sur le plan du progrès. Car les trajectoires des courbes de croissance économique et du progrès général se sont dissociées il y a longtemps : l’une monte, tandis que l’autre stagne. Les pays dits développés, comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la France, et ceux du G7 ou du G20, entretiennent cette idée que la croissance des revenus conduira à des standards de vie de plus en plus élevés.
Mais je pense que n’importe quelle personne ordinaire à qui vous poseriez la question vous dira que ça ne correspond pas à son expérience : on a vu l’économie croître, se remettre de crises, croître encore, sans en éprouver les bénéfices – nos conditions d’existence sont plus ou moins restées les mêmes, voire ont empiré. Quelques-uns concentrent les profits d’une économie en croissance alors que nous en partageons tous les coûts. C’était la question posée par un titre qui m’avait marqué, dans The Atlantic, au lendemain de la récession du début des années 90 : «Si le PIB augmente, pourquoi l’Amérique est-elle si diminuée ?»
Sur quels facteurs reposent ce décrochage entre la croissance économique et un progrès humain qui stagne, voire décline ?
L’économie du XXIe siècle n’est pas celle de nos grands-parents. Elle est mondialisée, beaucoup plus grande, et le monde est aussi beaucoup plus peuplé. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est la taille de la planète. Beaucoup de signes et de travaux scientifiques démontrent un peu plus chaque jour qu’un système en croissance à l’intérieur d’un système figé conduit à du déséquilibre et, in fine, à plus de coûts que de bénéfices. Le cadre de référence des «limites planétaires» conçu par le Stockholm Resilience Center expose bien que l’économie humaine actuelle a largement débordé les contours d’un écosystème sûr et durable.
Par ailleurs, la promesse d’une croissance du PIB mondial qui conduirait à terme à une convergence entre pays développés et en développement a fait long feu. Les premiers n’ont pas ralenti, les seconds ne les ont pas rattrapés, parce que ce n’est tout simplement pas comme ça que fonctionne le capitalisme, avec ses boucles de rétroaction positives qui, en l’absence de politiques régulatrices, rendent les riches plus riches et les pauvres plus pauvres.
Beaucoup de choses indiquent pourtant que cette économie en croissance a mis à mal nos santés et nos vies sociales, en termes de stress, d’obésité, de santé mentale ou d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, sous l’effet de ce tapis roulant où nous nous efforçons de courir sur place sans parvenir à suivre l’accélération du rythme. Et tout cela ne tient que sur le principe de donner juste assez de revenus à assez de gens pour qu’ils ne contestent pas ce système et ses éléments les plus privilégiés.
N’est-il pas trompeur de ne considérer le GPI qu’à l’échelle de tel ou tel territoire, sans considérer que son économie peut dépendre de dégâts causés ailleurs ? Et il paraît impensable d’établir les critères supposés universels du bien-être humain…
En effet, étant mondialisée, notre économie suppose non seulement un mouvement global de capitaux mais aussi une pollution intégrée à tous nos échanges. Lorsque les Etats-Unis affirment que leur PIB continue de croître alors que leurs émissions de gaz à effet de serre diminuent, ça n’est vrai que si l’on trace un cercle autour du pays en ignorant le reste du monde. Mais ça ne l’est plus du tout si l’on intègre les émissions découlant de notre commerce international, en particulier avec la Chine.
De la même manière que le PIB, inventé aux Etats-Unis, s’est propagé au monde entier via la Banque mondiale et les Nations unies, il faudrait donc que les pays s’emparent les uns après les autres de nouvelles formes de comptabilité, de sorte à diffuser et à instaurer un autre standard commun, plus équilibré, qui nous conduise à changer de système. Une dynamique existe, et il n’y a pas que le GPI.
Par exemple ?
Je pense au calcul de l’empreinte écologique – le plus juste, à vrai dire, pour mesurer l’impact de chacun à l’échelle des ressources mondiales. Ou encore l’index Gallup sur le bien-être, qui interroge depuis les années 60, aux Etats-Unis et dans le monde, à quel point les gens sont satisfaits de leur vie : là aussi, il y a eu un pic dans les années 70 et ça ne progresse plus depuis. Tous ces indicateurs, au regard de la finitude de notre planète, sont bien plus réalistes que l’idéologie d’une croissance infinie, mue par cette forme de mentalité colonisatrice qui projette toujours plus de choses à coloniser et à consommer dans l’horizon suivant, comme s’il y avait, au bout, une autre planète à suivre après la nôtre.
Où les lignes bougent-elles ?
Il y a çà et là des initiatives et des progrès, au niveau des Nations unies, ou dans des pays comme la Norvège, la Suède et la Finlande, qui «verdissent» leur calcul du PIB en reconnaissant qu’un gain de croissance reposant sur la destruction d’actifs ne peut pas être considéré comme une valorisation mais une dépréciation. Evidemment, le système actuel résiste, comme le système des années 20 voulait rejeter le PIB, révélateur des mirages sur lesquels reposait l’économie d’alors, où l’on rejetait toute approche macroéconomique pour s’en remettre à la seule échelle micro quand il s’agissait de surmonter les crises.
Jusque dans les années 40 et 50, le PIB a ainsi été largement controversé et débattu : on se demandait si ce n’était pas une conspiration, une manifestation du socialisme ou du communisme, un moyen pour le gouvernement d’agir sur l’économie plus qu’il ne le devrait. Aujourd’hui, c’est devenu comme une seconde nature, fondue dans le capitalisme, avec sa dépendance à la croissance perpétuelle, qui nous conduit au désastre. C’est pour ça qu’au fond, l’enjeu, par-delà les indicateurs retenus pour faire évoluer la conversation, consiste bien à changer de système pour un autre, plus juste et plus durable.
Quelles alternatives, selon vous ?
C’est tout l’enjeu de nos travaux avec mes collègues du Vermont, il y a énormément d’idées qui circulent et de politiques possibles. Par exemple sur une fiscalité plus favorable aux revenus du travail que du capital ; la dissuasion fiscale de l’exploitation intensive des ressources ; une juste circulation des revenus au sein des économies locales ; le partage et la gouvernance démocratiques des équipements ainsi que des biens communs que sont l’eau, l’air, la terre…
Il ne s’agit cependant ni de nier que l’économie bénéficie au bien-être jusqu’à un certain point ni de rompre d’un coup avec la croissance – ce qui conduirait aussi au désastre. Mais de redimensionner l’économie en douceur et à dessein. Qu’avons-nous appris de la pandémie, des failles et des dépendances qu’elle a exposées ? Que des communautés qui disposent de réseaux non marchands, de formes non marchandes de revenus, avec des économies du soin, du faire, du don ont été les plus à même de résister à la tourmente.