C’est quoi, un «électeur de gauche»?
Pour Philippe Delacote, chercheur, il n’est pas concevable d’être de gauche et de voter pour Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle. Car à l’épreuve du «réalisme» et du «pragmatisme», on ne risque pas de changer la vie.
par Philippe Delacote, Directeur de recherches à l'Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae)
Dans son édition du 21 février, Libération se penche sur ces électeurs de gauche qui vont revoter Macron au premier tour. D’une part, ces témoins soulignent l’absence de candidat et de projet crédible à gauche (à noter que le nom de Mélenchon n’est jamais évoqué). De l’autre, la menace toujours plus persistante de l’extrême droite, l’omniprésence médiatique de ses thématiques, et une forme d’hégémonie de la parole de droite conduisent ces électeurs à envisager le recours au «vote utile», selon leurs termes. A la lecture de cet article, et n’étant pas un spécialiste de la question, je me demande en quoi ces électeurs sont de gauche. Plus globalement, et alors que mon papa me disait encore le week-end dernier que «mais la gauche, la droite, c’est dépassé tout ça !», qu’est-ce qu’un électeur de gauche ?
Il serait trop facile de balayer d’un revers de la main ces témoins en leur refusant le label : «Puisqu’ils votent Macron, ils ne sont pas de gauche, CQFD». Se réclamer d’une gauche dite pragmatique est-il un stigmate indélébile interdisant tout accès au prétendu «peuple de gauche» ? Pour autant, suffit-il d’avoir toujours voté socialiste, au-delà des multiples renoncements de celui-ci, pour obtenir le qualificatif ? Cependant, malgré mon élan œcuménique, et pour de multiples raisons, je n’arrive pas à considérer qu’un électeur de gauche puisse voter Macron dès le premier tour, et je vais modestement tenter d’expliquer pourquoi.
L’argument imparable du réalisme
Tout tourne autour de ce terme : «pragmatique». Que souligne-t-il ? Que certes, «le gauchiste pragmatique» est pour le progrès social, contre les discriminations et les inégalités, pour de meilleurs services publics et pour une écologie de société. Qui serait contre ? Mais que ces idéaux se doivent d’être réalistes, et derrière «réalistes», il y a cet implicite que le marché est trop puissant, qu’on lui a laissé les clés du camion et que seuls de petits ajustements à la marge restent possibles. Menaces conjointes de la dette, de la fuite des grandes fortunes et de leurs promesses de ruissellement, des délocalisations d’entreprises, de la perte de compétitivité et autres épouvantails libéraux ; depuis le fameux virage de la rigueur de 1983 (dédicace à mon prof de SES en terminale), toute politique frontalement redistributive, tout projet d’envergure d’amélioration des services publics ou de refonte écologique se voit opposé l’argument imparable du réalisme.
Derrière ce prétendu réalisme, la gauche en costume gris refuse, au-delà des belles formules (vous vous rappelez, «Mon ennemi, c’est la finance» ?), de se confronter aux puissances aveugles de l’économie de marché, d’assumer les intérêts divergents de différents groupes sociaux et le pouvoir disproportionné de certains, de mettre clairement en avant qu’une politique de gauche ambitieuse risque fort de mettre la main au portefeuille des plus fortunés et favorisés d’entre nous. En résultent des mesurettes peu convaincantes, un abandon des classes populaires et des précaires, un aveuglement face aux discriminations, un désinvestissement dans l’éducation et la santé, voire carrément des politiques d’offre et les vœux pieux d’un hypothétique ruissellement. D’où la confusion de mon cher père sans doute, et de nombreux électeurs probablement, qui ne voient guère de différence entre des politiques et propositions PS, LREM ou LR. «Changer la vie», proposait François Mitterrand en 1981. De changer la vie, il n’est plus question.
Au total, au-delà des quelques concepts mobilisateurs évoqués plus haut, je comprends de moins en moins en quoi consiste cette gauche qui se dit pragmatique. Alors quand, après la suppression de l’ISF, après les répressions violentes des manifestations, après Darmanin et «je m’étouffe», après la lutte contre les pseudos islamogauchistes et les pseudos wokes, ses électeurs envisagent de voter à nouveau Macron, j’ai l’impression que autour du terme pragmatique, tout ça ne tourne définitivement pas rond.v